Homélie

Ekklesia & Krisis

14 Avril 2019 – Dimanche des Rameaux

L’Église est-elle en crise ?

Selon la grande presse, depuis quelques mois, cette affirmation ne fait pas de doute. Mais que signifie, parler de crise pour l’Église, au fond ?

Une semaine ne se passe pas sans que nous découvrions des faits dont l’évocation nous jette dans la stupeur. On aura beau se défendre en rappelant le nombre incalculable de bienfaits accomplis par la majorité des fidèles et des prêtres ; ou encore supputer que le travail accompli l’Église ne fait qu’inaugurer une purification à laquelle devront procéder toutes les institutions – et pour certaines, où le pire est à prévoir – il n’empêche que les membres du Christ et tous les hommes – comme l’indignation générale le manifeste – ne peuvent admettre de voir démentie, à ce point, la prédication de la parole de Dieu.

En raison du sujet, nous pouvons penser que nous vivons une crise sans précédent. Néanmoins, sans rien relativiser du scandale et y ajoutant même celui de la foi, je voudrais souligner un aspect qu’il me semble sage de saisir. Il s’agit de reconnaître que l’état de crise est la situation habituelle et d’abord native, de l’Église de Dieu.

L’Église est une crise

Affirmer que l’Église est en crise revient, en réalité, à constater que l’Église est… l’Église !

Au sens étymologique et premier du terme, c’est bien une crise que l’Église représente ou provoque. En grec krisis signifie : jugement, nécessité de discerner et de faire un choix… La crise n’est pas un un trait accidentel de l’Église : elle est essentiellement une crise.

Ceci admis, il importe toutefois de distinguer deux tensions qui concourent à cet état de crise permanent que tout historien confirmerait. Deux réactions si intriquées que le risque est toujours couru de les confondre et, partant, de se laisser impressionner l’ampleur de l’effet produit.

Année C
Is 50, 4-7 ;  Ps 21 ; Ph 2, 6-11
Lc 23, 1-49

À partir du Christ, la ligne de démarcation qui se dessinait déjà dans la Première Alliance¹ de dessine plus vivement que jamais. Elle divise l’humanité en deux, unissant d’un côté les disciples adhérant à la parole de Dieu dans l’obéissance de la foi d’un côté, délaissant, de l’autre, ceux qui la rejettent. Chaque page de l’Évangile confirme cette affirmation… « Dès lors, beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec Lui » (Jn 6, 66), écrit par exemple saint Jean, à la suite d’un enseignement donné par le Seigneur.

Jésus ne laisse personne indifférent. La provocation qu’Il représente n’a jamais cessé et ne cessera jamais, à moins pour peu qu’on se garde de frelater pas sa parole !

La crise originelle

La première crise, celle qui préside à la naissance même de l’Église est donc provoquée par Dieu Lui-même !

« Lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils » (Ga 4, 4)
et « parla par [Lui] » (He 1, 2) !

Alors que le monde gisait entièrement sous l’empire du Mal, dans les ténèbres de l’ignorance, « le Verbe qui éclaire tout homme » (Jn 1)  S’est incarné, « la grâce et la vérité » ont surgi en la personne du Christ, enrayant un processus de dégradation qui semblait irréversiblement engagé.

Le visage du Christ, son enseignement, ses bénédictions et ses miracles ; chacune de ses paroles, chacun de ses pas et gestes ont obligé leur contemporains à se déterminer, à choisir, à discriminer (s’il l’on accorde encore à ce terme sa véritable signification).

« C’est pour un discernement, un jugement que Je suis venu en ce monde » (Jn 9, 39) dit Jésus.

La seconde crise

Une seconde crise emboîte ensuitele pas. Si vite, qu’on risque de confondre l’une et l’autre en permanence. La première est l’oeuvre de Dieu. La seconde est l’oeuvre du Diable. Comme le préfigurait  l’ouverture du Livre de Job, le Démon en obtient la permission Tout-Puissant. Nous venons de l’entendre de la bouche même de Jésus qui l’explique à Pierre : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler (revoilà la krisis !) comme le froment » (Lc 22, 31)… Le verbe est, ici, important : Satan réclame l’humanité comme un dû.

Pour le Diable, l’Église représente cette part d’humanité qui échappe à son pouvoir. De fait, elle est la communauté des hommes libres, la communion de ceux qui font sécession ! Les saints, c’est-à-dire, les chrétiens accomplis, sont les seuls hommes qui méritent le nom de rebelles.

En se réveillant avec un léger retard, Satan s’est aperçu de l’étendue des dégâts provoqués par la révélation de la vérité : nombre de ses esclaves se sont fait la malle par un seul acte foi ! Catastrophe, le business est menacé ! Il réclame et tente donc une récupération. Ce faisant, Il provoque à son tour une crise et d’abord mille scandales obligeant les fidèles à se déterminer nouveau, face à l’adversité. Pour les chrétiens décidés à mériter le Nom du Christ, il ne s’agit plus seulement de la détermination en faveur de la vérité, du bien et de la beauté. Mais de l’allégeance au Christ, l’affirmation de sa seigneurie au milieu des pires outrages.

C’est ce que raconte la Passion. Le Diable est aux commandes et son déchaînement ébranle les disciples. L’ébranlement produit éclaircit quelque peu les rangs des apôtres… c’est la débandade ! Sous les crachats et les filets de sang, le visage si beau et familier du Maître est devenu  méconnaissable. Le Verbe devient inaudible, son silence insupportable, son impuissance lamentable.

La première crise divisait le monde en deux. Celle-ci divise l’Église en mille morceaux… et qui aurait dit que le Petit Reste, au pied de la croix survivrait ?

Souffrir en Son Corps

L’Évangile continue de s’accomplir aujourd’hui.

« Partout et toujours, écrit déjà saint Paul, nous subissons dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre corps. » (2 Co 4, 10)

On pourrait écrire, puisque saint Paul parle de l’Eglise comme du Corps du Christ, notre Corps commun :

« Partout et toujours, nous subissons dans notre Église la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre Église »

Satan sait profiter de la faiblesse des hommes consacrés par leur baptême, voire leur sacerdoce. Il met à contribution leur bassesse, leur péché et leurs vices pour altérer le corps du Christ et surtout, défigurer son adorable visage. À chaque fois que l’innocence d’une jeunesse ou le caractère divin d’un sacrement est profané… autrement dit que l’épithète de chrétien est associé au pire, c’est Jésus, l’Innocent, Qui subit la violence, Qui est souillé, roulé dans la boue voire, mis à mort dans les âmes, par le scandale de la foi. Les souffrances insupportables subies par Jésus se prolongent dans son Corps qui est l’Église. Des stations supplémentaires s’ajoutent au Chemin de Croix.

Nous sommes tentés de nous éloigner, de prendre nos distances avec le spectacle insupportable d’une honteuse défaite. De déserter. Le déchaînement diabolique vient redoubler et comme contrarier le premier choix, cette bonne détermination qui nous semblait pourtant si salutaire et qui l’était ! Nous avions cédés, bien inspirés, à la tentation de devenir vraiment catholique ; nous sommes tentés, mal inspirés de ne l’être plus. Comme l’Adversaire sait tirer profit du scandale !

 1. « Ce que nous appelons l’histoire sainte, l’histoire du peuple élu, n’est que la ligne de rupture de l’humanité, initialement crispée dans son refus, sous cette pression continue de la grâce. L’Ancien Testament est la Parole divine reprenant peu à peu la matière d’un monde durci et coagulé, impénétrable à son influence, jusqu’à s’y frayer une voie, et finalement jusqu’à le refondre et le récréer. Israël n’est que la lignée humaine qui a consenti à écouter, à recevoir la Parole divine, progressivement et peu à peu, non sans bien des reniements et des infidélités, cette Parole qui éclaire tout homme venant en ce monde, mais que les siens eux-mêmes, souvent, non point reçue. Ceux qui l’ont reçue, cependant, elle a fait d’eux des enfants de Dieu, en les envahissant de sa présence, jusqu’à ce que cèdent les dernières oppositions et que puisse devenir son Temple la chair même du péché ».
L. Bouyer, Le trône de la Sagesse

« Voulez-vous partir, vous aussi ? »

C’est précisément «lorsque le soir se fait sombre»… lorsque la saine crise se mue en sale crise, que Jésus compte d’autant plus sur nous. En tout cas, qu’Il risque, plus que jamais, d’être abandonné et par conséquent que notre place est auprès de Lui. Le redoublement de crise sonne l’heure des braves ! Des vrais disciples.

L’intensification de la crise ne pourrait-elle pas réveiller les baptisés endormis ? Les convoquant à une sainteté plus ardente, à une fidélité qui ne paye pas de mot ? La place d’un disciple est avec la Vierge Marie, les saintes femmes et saint Jean, au pied de la Croix.

Si nos péchés ont désolé et désolent Jésus ; nos fidélités L’ont consolé et Le consolent² !

Au milieu de la crise comme au milieu de l’Église l’appel à la sainteté, à une plus grande fidélité à la Parole de Dieu, à ses sacrements et sa Charité retentit plus que jamais. Un grand théologien écrivait il y a déjà un demi-siècle, à une correspondante qui s’imaginait, comme chaque génération, vivre une crise inédite de l’Église, ces lignes éloquentes :

« La foi est de rencontrer l’Église sous les haillons dont la couvre la sottise ou la folie de ses enfants ; de toucher la paix des profondeurs sous l’agitation des tempêtes. »³

Oui, la foi est de reconnaître la splendeur du Visage du Christ sous les pires défigurations ; de confesser notre espérance en la résurrection au milieu de la nuit et surtout pas de profiter de celle-ci pour s’éloigner lâchement.

De témoigner humblement et fidèlement

de la divinité de ce Cœur transpercé.

Transpercé par nous… et pour nous.

Amen.

2. Cf. «Nos péchés de demain auront désolé l’agonie de Jésus. Mais aussi, car cela est vrai, nos fidélités de demain l’auront consolée» Charles Journet, Les sept paroles du Christ en Croix
3. Charles Journet, Comme une flèche de feu, 1981.