Réussir sa sortie

29 mars 2020 – V° Dimanche de Carême

Voici un évangile à même d’apporter un peu de lumière dans notre cachot ! À bien y réfléchir, en effet, nous sommes exactement dans la même situation que Lazare après le miracle de son retour à la vie…

Entre deux morts

Si vous m’objectez que vous n’êtes pas encore mort… c’est que vous n’avez pas compris ce que le baptême a accompli au fond de votre âme !

Comme nous l’entendrons dans la nuit de Pâques, «nous sommes passés par la mort avec le Christ» (Rm 6) ! Comme pour Lazare, la vie chrétienne se situe bien entre deux morts : une mort à laquelle on a déjà réchappé une première fois (laquelle est conséquence du péché originel et dont est marqué tout homme venant en ce monde) et cette autre qu’il nous faut désormais préparer : notre trépas.

Autrement dit, l’état d’esprit avec lequel nous devons vivre devrait rejoindre celui de Lazare : « on a eu chaud », nous sommes revenus de la mort… mais on a bien conscience qu’elle est partie remise ! Le défi, pour Lazare comme pour nous, c’est de ne pas rater sa sortie. La vie chrétienne est une deuxième vie qui commence : la grâce d’un sursis !

Je ne sais pas si vous avez déjà entendu des récit d’« expérience de mort imminente », comme on en trouve à foison sur la toile, mais aujourd’hui Lazare aurait fait le buzz, son expérience étant celle d’une mort non pas imminente, mais effective ! Combien plus aurait-il faire siennes les déclarations du type « rien ne sera plus jamais comme avant » qu’on entend depuis quelques semaines, depuis qu’une expérience de mise au tombeau universelle s’est vue imposée à une grande partie de l’humanité !

Toujours est-il que s’attarder à imaginer, à partir du récit de l’évangile, sur la façon dont Lazare a dû vivre sa deuxième vie et donc préparer son deuxième trépas peut directement rejoindre notre vie chrétienne. C’est ce que je vous propose aujourd’hui.

Comment imaginer le réveil de cet ami de Jésus et la vie qui s’en suivit ? Comment Lazare a-t-il vécu par la suite, la Tradition nous apprenant qu’il fut saint ?

Apprendre à ressusciter

Il nous est sans doute arrivé un jour, aux mains de l’un ou l’autre véhicule, de frôler la mort l’espace d’un instant ; je veux dire, d’avoir évité, d’un coup de volant ou d’un coup de frein, le pire. D’avoir pris alors conscience qu’à un centimètre près, nous aurions pu y passer ! Et de constater, Dieu merci, que la route continuait, plus radieuse que jamais, que étions sommes biens vivants ! Peut-être avons alors, du fond de notre cœur, béni notre Seigneur, sa sainte Mère ou notre ange gardien ? Peut-être nous sommes nous également demandé, en vérité, si nous aurions été trouvés prêts à comparaître devant notre Juge et Sauveur ? Et peut-être dit que ce coup de frousse était providentiel, en représentant une miséricordieuse invitation à aller rafraîchir la grâce de notre baptême en allant nous confesser ?

Certaines épreuves offrent un traitement de choc contre la procrastination spirituelle ! Ils nous obligent à regarder en face ce qu’au XVII° siècle on appelait « la grande affaire ». C’est-à-dire le moment le plus important de notre vie : l’heure de notre mort.

Cet instant où nous serons sommés de poser un ultime et mystérieux acte de liberté. Cet acte ne saurait être posé à partir de rien : au contraire, il sera « gros » de la totalité de notre existence vécue. Ce dernier saut ne s’improvisera pas, chaque instant de mon existence l’aura secrètement préparé – souvent inconsciemment.

La révélation chrétienne affirme que ressusciter ne s’improvise pas ! Que ressusciter s’apprend. Et ressusciter, soyons précis, consiste à sortir de cette vie pour rejoindre une éternité de vie ou de mort (MT 25, 46). On peut donc réussir sa sortie ou la rater. Si on ne pouvait que la réussir, Dieu ne serait pas donné la peine de venir nous sauver ! Oui, Réussir sa mort1Fabrice Hadjadj, Réussie sa mort : anti-méthode pour vivre, Presses de la Renaissance, 2005, selon la belle formule de Fabrice Hadjadj, c’est réussir sa vie !

Quelques exercices en attendant

Comment se préparer à ressusciter, si je puis dire, dans la bonne direction ?

On peut commencer à répondre à cette question de façon objective : pour demeurer dans l’espérance fondée de ressusciter pour la vie éternelle, d’être effectivement sauvé au-delà de cette existence passagère, il nous faut demeurer dans l’Amour de Dieu, autrement dit être en état de grâce2«Le péché mortel est une possibilité radicale de la liberté humaine comme l’amour lui-même. Il entraîne la perte de la charité et la privation de la grâce sanctifiante, c’est-à-dire de l’état de grâce. S’il n’est pas racheté par le repentir et le pardon de Dieu, il cause l’exclusion du Royaume du Christ et la mort éternelle de l’enfer, notre liberté ayant le pouvoir de faire des choix pour toujours, sans retour. Cependant si nous pouvons juger qu’un acte est en soi une faute grave, nous devons confier le jugement sur les personnes à la justice et à la miséricorde de Dieu.» Catéchisme de l’Église Catholique, n°1861, en pleine amitié avec notre Seigneur Jésus-Christ, dans une communion de foi et de charité que le sacrement du pardon régulièrement reçu, ainsi que la réception fidèle de l’Eucharistie avivent sans cesse.

Ensuite, plus subjectivement (d’un point de vue plus existentiel), nous serions bien inspirés de regarder notre vie entière comme un stage préparatoire – plus ou moins long –  à l’acte final qui la couronnera : notre mort ; de considérer que chaque journée est une occasion de nous entraîner, d’accomplir des des petites exercices de résurrection préparatoires à la grande !

En quoi consiste cette gymnastique de l’âme (qui d’ailleurs commence dans l’âme mais se traduit souvent par des actes très concrets, incarnés) ?

Osons une comparaison avec l’univers carcéral. Le Septième Art nous le présente souvent comme une salle d’entraînement confiné, où nombre de détenus donnent l’impression, à force d’exercices physiques accomplis entre quatre murs, semblent préparer leur sortie, je veux dire, le jour de leur sortie, la fin de leur confinement. Ces actes multipliés les maintiennent en forme et les disposent à sortir en pleine forme. Ils semblent motivés à l’idée de franchir la porte, bien vivant et non pas anéantis par la détention.

Un autre image me vient à l’esprit. À 17 ans., j’ai choisi de faire une préparation militaire parachutiste. Avant de se jeter de l’avion, il fallait consentir à s’entraîner cinq jours durant, en répétant indéfiniment quelques exercices rudimentaires :  des roulés-boulés… au sol, puis depuis un tabouret, puis d’un mur d’un mètre etc., sans oublier la répétition du franchissement de la portière, bien sûr. Les mêmes exercices répétitifs, préparatoires d’un seul acte – qu’on a pas envie de rater, il est vrai.

Aujourd’hui, concrètement, quels exercices puis-je accomplir, dans les quatre murs de mon appartement, qui puissent me préparer effectivement à ressusciter un jour ?

Les premiers chrétiens ont très tôt identifié, la résurrection et la charité (l’Amour avec un grand « a »). En effet, en tant qu’acte divin, la résurrection est un acte d’amour de Dieu envers l’homme : Il nous aime tant qu’Il nous veut vivants à jamais ! Et ce qui est vrai pour Dieu l’est pour ses enfants : saint Jean écrit dans sa première épître que « nous sommes passés de la mort à la vie (lorsque) nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14). Autrement dit, celui qui aime en vérité ressuscite ! Ce que l’on dit de l’amour doit se dire, d’ailleurs, de tout acte bon, nécessairement inspiré par la charité3Apophtegme d’un père du désert, exaltant l’humilité : « Celui qui connaît ses péchés et ne juge pas ses frères est plus grand que celui qui ressuscite les morts. ».

Aimer c’est apprendre à ressusciter

Comment comprendre cette identification entre les actes bons et la résurrection ?

Toutes les actions qui m’arrachent à moi-même, qui me font mourir à moi-même, en m’affranchissant de moi-même (du vieux moi), me libèrent de ma finitude mortelle. Par un sursaut d’amour divin dont l’Esprit Saint est l’origine j’amasse un trésor dans le Ciel, j’investis dans ce qui ne passe pas. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort, mais celui qui aime, qui accomplit la justice… vainc la mort, fût-ce à coup d’épingles4À sa soeur Céline qui lui dit avoir rêvé de mourir martyre, Sainte Thérèse répond : «Avant de mourir par le glaive, mourons à coups d’épingle.».

Pour un chrétien, les petits ennuis et les contrariétés, les promiscuités pénibles se présentent comme de vrais exercices, des occasions de sursauts de charité, préparatoires à sa propre résurrection et avant celle-ci peut-être à tel acte d’héroïsme (ordinaire ou extraordinaire).

À bien y réfléchir, rares sont les actes héroïques qui résultent de conversions soudaines – je pense au récit poignant des Oubliés, film magnifique qui raconte la transformation intérieure d’un sergent danois chargé d’encadrer, après la victoire de 1945, de jeunes Allemands réquisitionnés pour le déminage des plages ; rempli d’un désir de vengeance, on le surprend finalement à poser un acte de miséricorde imprévisible) ; dans la réalité, la plupart des héros, des personnes capables de donner leur vie sans hésiter, sont des personnes entraînées ! Aguerries à force de choix quotidiens discrètement posés, exercées à vivre dans la dynamique du don, à l’école Jésus Christ qui a donné sa vie pour notre salut dans un acte de Charité inégalable, mais qui est précisément la source de cet héroïsme chrétien qu’on appelle la sainteté. Ainsi que l’exprime avec concision la collecte de ce 5° Dimanche :

Que ta grâce nous obtienne, Seigneur, d’imiter avec joie
la charité du Christ
Qui a donné sa vie par amour pour le monde.

Regarder vers la sortie les sorties

Toujours est-il que Lazare dut effectivement, au sortir de son confinement sépulcral, changer sa façon de vivre, considérer le reste de son existence comme un miséricordieux sursis à bien employer5«Pour le peu de temps que nous ayons à passer en ce monde, il faut le bien employer» dit sainte Bernadette, en visitant pour la dernière fois la grotte. ! Probablement dut-il tâcher de vivre en vrai disciple et préparer, après cette annulation de sortie, sa vraie sortie, la fin de sa deuxième vie… Pour en faire une « entrée dans la vie »6«Je ne meurs pas, j’entre dans la vie» Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, en devant le saint, le saint Lazare que nous prions, tout simplement !

À sa suite, nous pourrions décider de vivre notre épreuve et les tentations qui l’accompagnent (celles du repli, de l’égoïsme, de la tristesse, du laisser-aller et j’en passe) comme autant d’occasions de nous préparer à la sortie… non seulement celle du confinement (qui aura une fin, le Seigneur nous le promet aujourd’hui par la voix d’Ezéchiel (« Je vais ouvrir vos tombeaux et vous en faire remonter… » !), mais également la sortie de cette existence laquelle est une forme de confinement qui ne prend fin qu’avec la mort.

La grâce de le savoir

L’immense grâce qui est faite aux fils du Royaume, aux disciples du Christ Jésus, c’est d’avoir une idée de la fin… De ne pas ignorer que quasiment tout ce que nous entreprenons ici-bas nous permet de prononcer des petits oui en vue du grand oui ! Je ne dis pas que tout est seulement préparatoire au futur du Ciel7J’entends déjà l’accusation de Marx accuse le christianisme de déserter le présent et accepter l’exploitation en limitant la libération à la vie céleste des élus ! En vérité, rien ne permet davantage de vivre le moment présent que de l’envisager sub specie aeternitatis. Le vrai sens de l’Histoire, c’est que les sociétés les plus avancées dans le monde sont celles qui ont reçu l’annonce de la bonne nouvelle du Ciel et du salut. Cf. Discours de Benoît XVI aux Bernardins, le 12 septembre 2008), mais déterminant pour l’éternité, quand même l’actualité immédiate s’emploie à obturer cette perspective.

Quel bonheur de savoir cela ! Mais quelle responsabilité de devoir le révéler ! De le faire découvrir, notamment, à tant de justes qui agissent, avec beaucoup de générosité mais parfois dans l’ignorance de cette promesse d’origine divine ! Quelle révélation sera-ce pour certains ! Seigneur, quand nous est-il arrivé de voir affamé et de te nourrir , assoiffé et te désaltérer ? demanderont les justes au Fils de l’Homme, à la fin des temps (Mt 25, 37)…

Cela me fait penser à une scène célèbre dans Karate Kid, où l’enfant qui a demandé au Maître Han de lui apprendre le Kung Fu, se voit imposer par celui-ci un exercice incompréhensible, qui semble irrationnel ou du moins sans rapport avec l’art martial : accrocher sa veste, la reprendre, la jeter par terre, la ramasser à nouveau, puis l’accrocher… et ceci des heures durant. Cela paraît absurde et même insupportable, aussi bien pour le petit que pour le spectacteur… On découvre un peu plus tard que ce faisant, en chacun de ses actes posés et répétés, les postures élémentaires du Kung Fu, essentielles pour l’ultime combat, ont été parfaitement acquises…

Au coeur de la révélation chrétienne, l’annonce d’un ultime combat, d’un inévitable franchissement, à l’heure que Dieu seul décidera représente une grâce immense pour ses dépositaires. Elle devrait permettre aux chrétiens d’organiser leur vie à la façon d’un bel entraînement, motivé par l’espérance du salut. Initiés à la vie céleste, les chrétiens ne peuvent pas se comporter comme des enfants qui s’agacent d’accomplir des devoirs apparemment inutiles.

Depuis notre espace confiné, attentifs à la parole de notre coach, notre Maître, le Ressuscité, nous apprenons de Lui à nous donner dans l’Amour, de mieux en mieux, de plus en plus ! Nous ne cessons pas d’essayer8Cf. l’épitaphe choisie par l’abbé Pierre que l’on peut lire à côté de sa tombe « Il a essayé d’aimer », humblement. Par la grâce du baptême, nous ne sommes plus sous l’emprise de la chair, mais de l’Esprit ; si nous demeurons marqués par la mort à cause du péché, l’Esprit peut nous faire vivre, si nous devenons justes, à force de nous exercer à ressusciter,  à aimer (cf. Rm 8, 10-11).

Là où est le confinement, que je mette le Ciel

Pour finir, ayons justement une prière fraternelle pour tous ceux qui se dévouement en première ligne, non sans s’exposer… qui donnent de leur temps, de leur énergie et tant d’amour, pour défendre la vie des malades. En essayant de ressusciter, ils ressuscitent eux-mêmes, puisqu’ils aiment !

Puisse cette épreuve forcée permettre à tous les hommes d’oser regarder – les affaires courantes étant en suspend – du côté de la grande affaire !

Puisse-t-elle donner aux fidèles de proclamer leur espérance en la résurrection et de s’y exercer inlassablement.

Une des plus belles façon de de résumer en quoi consiste ces exercices spirituels, ce fait de s’entraîner à ressusciter d’heure en heure en attendant l’Heure… est peut-être exprimé dans la prière de Saint François.

Mettons-la ensemble sur nos lèvres, en demandant la grâce de devenir enfin ce que nous sommes.

Au jour de notre baptême nous sommes sortis d’un tombeau, revenus de la mort, une première fois et nous préparons la sortie suivante… À l’école de Lazare et comme lui, nous voudrions nous en souvenir chaque jour.
Et ne plus vivre comme avant, mais tendus vers l’avant ! Amen.

Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.

O Seigneur, que je ne cherche pas tant à
être consolé qu’à consoler,
à être compris qu’à comprendre,
à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit,
c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,
c’est en pardonnant qu’on est pardonné,
c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie.

Références