Parabole cinématographique

« It’s not my problem »

Sept Ans au Tibet · Jean-Jacques Annaud · 1991

En juillet 1939, l’alpiniste autrichien Heinrich Harrer (Brad Pitt) a été choisi par le Troisième Reich pour faire partie de l’expédition sensée gravir le sommet inviolé du Nanga Parbat, dans la chaîne de l’Himalaya. « L’orgueil allemand est jeu, écrit-il dans son journal…» mais surtout le sien ! Adolescent attardé, il a abandonné sa femme enceinte pour se consacrer prioritairement à ce défi qu’il n’aborde que de façon individualiste. Le film est l’histoire d’une transformation magnifique, celle d’un homme profondément égoïste et trop sûr de lui, que les épreuves et la grâce d’une amitié imprévisible avec le jeune dalaï-lama d’alors vont progressivement ouvrir aux autres et par-là, lui donner d’accéder à lui-même. Le sommet de la réconciliation atteint son apogée avec l’acceptation de sa paternité, le « gâcheur de vie » consentant à devenir un « passeur de vie », un homme, en somme.


Cette scène se situe au début du film et de l’expédition. L’accident qui se produit offre, à lui seule une parabole qui permet d’expliquer la communion des saints, mystère interdit à tout âme orgueilleuse et si évident pour les humbles. Mais j’en ai déjà trop dit, regardez donc : 

Une parabole

Quelle image plus éloquente que la cordée pour traduire le lien qui unit non seulement les âmes du Ciel et celles qui sont en chemin, mais la solidarité qui unit les hommes à double titre ?
Au titre de leur commune création :
Tout le genre humain est en Adam « comme l’unique corps d’un homme unique » (Saint Thomas d’Aquin, mal. 4, 1)
Catéchisme de l’Église Catholique, n°404
Et par le fait qu’ils ont tous compris par l’attraction spirituelle de l’Esprit du Seigneur qui jaillit de son Cœur (Jn 12, 32) :
Quand J’aurai été élevé de terre, j’attirerai à Moi tous les hommes.
En se fondant sur cette révélation, dans laquelle il a été lui-même conforté, à travers la question que Jésus lui pose en lui apparaissant (Pourquoi Me persécutes-tu ?), sans oublier la vie eucharistique de l’Église naissante, saint Paul développe à l’envi la métaphore1Qualifier l’Église de « Corps du Christ », en réalité, est plus qu’une image, c’est l’affirmation d’une réalité, la définition de sa nature même. du Corps du Christ (1 Co 12) :
« Prenons une comparaison : le corps ne fait qu’un, il a pourtant plusieurs membres ; et tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps. Il en est ainsi pour le Christ. C’est dans un unique Esprit, en effet, que nous tous, Juifs ou païens, esclaves ou hommes libres, nous avons été baptisés pour former un seul corps. Tous, nous avons été désaltérés par un unique Esprit. Le corps humain se compose non pas d’un seul, mais de plusieurs membres. Le pied aurait beau dire : « Je ne suis pas la main, donc je ne fais pas partie du corps », il fait cependant partie du corps. »
Et l’Apôtre de filer la métaphore : si un membre est à l’honneur… tous sont à l’honneur (un catholique peut se sentir légitimement « fier » de Mère Teresa), si un membre souffre… tous les membres souffrent avec lui (un catholique doit éprouver une profonde compassion pour ses frères chrétiens persécutés en Afrique et ailleurs). Cette communion est spirituelle et la prière personnelle et liturgique en est l’expression continue :
« Si chacun prie pour tous, tous alors prient pour chacun. » (Saint Ambroise de Milan).

Heinrich, un enfant du siècle

La faute d’Henrich est emblématique de cette idée moderne, aussi confortable qu’erronnée, selon laquelle « chacun est une île ».

Il considère que sa blessure n’est que son problème puisque que c’est « sa blessure ». Dans un premier temps, il peut faire illusion, mais la mise en cordée, qui est comme une manifestation des liens qui nous relient les uns et les autres en vérité, va faire apparaître la danger que représente, pour tous, sa blessure. Le péché est une blessure qui appelle la guérison par la grâce : celle que dissimule Heinrich n’est ni purifiée, ni cautérisée. Encore vive, elle demeure une impuissance personnelle. Ce qu’il ignore c’est qu’elle est aussi une faiblesse communautaire qui affaiblit l’intégrité, la solidité du corps entier.

Le dialogue qui s’en suit est éloquent. Heinrich ne voit pas où est le problème puisqu’il s’en sont sortis de justesse : il va même jusqu’à estimer avoir sauvé son coéquipier (conséquentialisme notoire) ! Le péché aveugle. « It’s not my problem !» telle est la répartie classique de celui qui n’est pas encore devenu un homme, quand bien même il parviendrait à gravir le Nanga Parbat !

Si la blessure et la souffrance qui l’accompagne sont d’abord celle d’Heinrich, elles affaiblissent les autres.

Le péché est antisocial comme la grâce est sociable.

Avec les yeux de la foi

La foi nous révèle la mystérieuse solidarité qui nous relie les uns et les autres non moins que les impérieux devoirs qui découlent de cette vérité, notamment celui de vivre dans la grâce pour l’honneur de Dieu et la santé / sainteté du Corps entier !

Mais la foi n’est pas la pleine vision, insupportable aux pauvres mortels que nous sommes. C’est ce qu’enseigne le Curé de Campagne, inspiré par Dieu, à la comtesse, en une magnifique leçon :

Elle ne me quittait pas des yeux. « Reposez-vous un moment, vous n’êtes pas en état de faire dix pas, je suis plus forte que vous. Allons ! tout cela ne ressemble guère à ce qu’on nous enseigne. Ce sont des rêveries, des poèmes. Je ne vous prends pas pour un méchant homme. Je suis sûre qu’à la réflexion vous rougirez de ce chantage abominable. Rien ne peut nous séparer, en ce monde ou dans l’autre, de ce que nous avons aimé plus que nous-mêmes, plus que la vie, plus que le salut. – Madame, lui dis-je, même en ce monde, il suffit d’un rien, d’une pauvre petite hémorragie cérébrale, de moins encore, et nous ne connaissons plus des personnes jadis très chères. – La mort n’est pas la folie. – Elle nous est plus inconnue en effet. – L’amour est plus fort que la mort, cela est écrit dans vos livres. – Ce n’est pas nous qui avons inventé l’amour. Il a son ordre, il a sa loi. – Dieu en est maître. – Il n’est pas le maître de l’amour, il est l’amour même. Si vous voulez aimer, ne vous mettez pas hors de l’amour. » Elle a posé ses deux mains sur mon bras, sa figure touchait presque la mienne. «C’est insensé, vous me parlez comme à une criminelle. Les infidélités de mon mari, l’indifférence de ma fille, sa révolte, tout cela n’est rien, rien, rien ! – Madame, lui dis-je, je vous parle en prêtre, et selon les lumières qui me sont données. Vous auriez tort de me prendre pour un exalté. Si jeune que je sois, je n’ignore pas qu’il est bien des foyers comme le vôtre, ou plus malheureux encore. Mais tel mal qui épargne l’un, tue l’autre, et il me semble que Dieu m’a permis de connaître le danger qui vous menace, vous, vous seule. – Autant dire que je suis la cause de tout. – Oh ! Madame, personne ne sait par avance ce qui peut sortir, à la longue, d’une mauvaise pensée. Il en est des mauvaises comme des bonnes : pour mille que le vent emporte, que les ronces étouffent, que le soleil dessèche, une seule pousse des racines. La semence du mal et du bien vole partout. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard : elle réprime ou flétrit des actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. – Ce sont des folies, de pures folies, des rêves malsains. » (Elle était livide.) « Si on pensait à ces choses on ne pourrait pas vivre. – Je le crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre, en effet. »
En attendant l’idée floue, mais juste parce que révélée, que nous avons de cette mystérieuse solidarité devrait être suffisante pour inspirer notre vie chrétienne !

Conséquences concrètes

1. Ne jamais continuer la route avec une blessure grave, c’est dangereux pour soi pour les autres : il faut s’arrêter et laisser le Christ nous soigner au plus vite : sacrement de Réconciliation.

2. Tout pécheur est invité non seulement à se réconcilier pour lui-même, mais également à se maintenir « en bonne sainteté » pour le bien du Corps entier. Peter prévient qu’un changement de comportement l’obligerait à exclure de l’équipe, car il la mettrait en danger. Celui qui persévère dans le péché malgré l’avertissement de son frère ne doit pas demeurer dans la communauté. Quand on vit « l’Évangile à l’envers », il faut être cohérent et ne pas se revendiquer d’Église. L’Église est une communauté de pécheurs pénitents : l’impénitence est la faute la plus manifeste contre la communion.

3. Le devoir de correction fraternelle ne regarde pas seulement le salut de mon prochain, mais le bien du corps entier, l’honneur de Dieu et de son Église, la fécondité du témoignage chrétien etc.

« L’Église est ici-bas et demeurera jusqu’à la fin une communauté mêlée : froment pris encore dans la paille, arche contenant des animaux purs et impurs, vaisseau plein de mauvais passagers, qui semblent toujours sur le point de l’entraîner dans un naufrage »

H. de Lubac, Méditation sur l’Église

Je veille sur chaque matelot comme un frère… autant que sur le bateau !

Et la perspective d’une belle action de grâce…

« Au Ciel on ne rencontrera pas de regards indifférents, parce que tous les élus reconnaîtront qu’ils se doivent entre eux les grâces qui leur ont mérité la couronne ».
Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus (Derniers entretiens, carnet jaune).

Références