Imprévisible Passion

5 IV 2020 – Dimanche des Rameaux

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Chaque soir à 20h, depuis quelques semaines, les Français se laissent emporter par un mouvement de reconnaissance bien inspiré : ils acclament ceux qui se dévouent et s’exposent auprès des victimes de la pandémie ! Tous les jours, ils aiment célébrer ces hommes et ces femmes pour ce qu’ils font et donc pour ce qu’ils sont.

Ensemble, nous leur exprimons notre gratitude, nous leur prodiguons nos encouragements ! Chacun le fait à sa manière – personnellement je sonne les cloches de mon église… – en communiant à une même idée, celle d’une simple et juste reconnaissance. Dans une nation aussi divisée que la nôtre, on se réjouit qu’il soit encore possible de partager un même élan, d’être réunis dans une même acclamation !

Une autre acclamation

L’évangile qui nous a fait entrer dans la Messe et la Semaine de la Passion, nous rapporte le récit d’une autre ovation : celle que provoqua Jésus en entrant pour la dernière fois dans Jérusalem (Mt 21, 1-11).

À la différence de celle que je viens d’évoquer, comme le récit de la Passion nous le rappelle, l’acclamation des Rameaux dut être un tant soit peu plus ambiguë, suscitée par des motifs d’une très grande variété. À la ferveur des disciples, à la joie pure des enfants, aux exclamations des saintes femmes et plus généralement du Petit Reste d’Israël, se sont peut-être mêlées les voix de passants saisissant là une occasion de plus de se réjouir, se sont probablement invitées des espérances de toutes sortes, humaines, politiques et religieuses… En forçant un peu le trait, nombre de Pères de l’Église se sont plu à souligner la versatilité de cette foule qui célèbre Jésus en cet instant, mais qui le maudira bientôt, la frivolité de la cité sainte qui accueille en son sein, le Roi des rois pour L’en expulsera demain !

Arrêt sur image

À ce titre, cette foule ne nous offre-t-elle pas, une image assez représentative de l’humanité entière, extraordinairement hétérogène et diversement informée ? Aux disciples déclarés, témoins immédiats de la puissance de la grâce et de la vérité, aux Juifs pieux, se mêlent des hésitants et des commentateurs, des chasseurs en quête de «petite phrase», des spécialistes et des membres des comités de recherche, des consultants en droit, en politique et en religion… Il devait y avoir surtout beaucoup de braves gens, lesquels n’ont pas forcément d’avis, ni de temps à consacrer pour s’en forger un − la préoccupation du jour consistant à profiter de la fête pour faire tourner les affaires et permettre de faire bouillir la marmite… Sans oublier, ceux qui s’ennuient et ces messieurs très affairés que ce remue-ménage puéril dérange…

Une chose est à peu près certaine, en cette heure, c’est que chacun est néanmoins en mesure de s’nequérir de l’identité de cet homme qui fait parler de lui depuis quelques années. Nul ne peut tout à fait ignorer la controverse dont il fait l’objet et pressentir l’imminence d’un dénouement. Mais tout cela reste bien flou…

Du plus fidèle au plus indifférent, voire au plus hostile, nul ne pouvait prévoir ce qui allait se passer ; ne pouvait s’estimer préparé au choc immense que dut représenter le spectacle insupportable de la crucifixion de Jésus au terme du ce procès expédié au milieu de la nuit.

Dans l’immense diversité de cette foule, peut-on souligner ce point commun, celui de l’impréparation à l’horreur qui suivit.

Voilà une différence considérable avec la situation du Peuple de Dieu d’aujourd’hui… En 2020, lorsque nous prenons le temps de méditer la Passion de notre Sauveur, nous connaissons la suite de l’histoire dont cette procession des Rameaux est le prologue !

Qui aurait pu imaginer ?

Vous me direz, les disciples n’en avaient-ils pas connaissance ? En annonçant explicitement, à plusieurs reprises sa passion, sa mort et même sa résurrection, le Maître ne les avait-ils pas avertis ?

Certes, mais cela signifie-t-il pour autant qu’ils aient pu imaginer que ces événements surviendraient si vite et surtout prendraient la forme d’un tél anéantissement ? Comment concevoir d’avance une telle humiliation ? L’abaissement si soudain d’un Messie qu’on vit si puissant en paroles et en actes ! Qui eut pu deviner la façon déconcertante avec laquelle le Seigneur choisirait de remporter la victoire ? La sagesse de la Croix dépasse de si loin les prévisions humaines !

Le retournement des foules qui crieront bientôt « Crucifie-le ! » après avoir chanté « Hosanna ! » et plus encore la défection d’une grande partie des amis de Jésus ne sauraient s’expliquer par la seule faiblesse humaine. Il faut compter avec l’ignorance ou du moins une méconnaissance du mystère, quand bien même nous serons capable, par la suite, d’en relire la préfiguration. Ne faudra-il pas toute la pédagogie du Ressuscité, comme on le voit au soir de Pâques, avec les disciples d’Emmaüs (Lc 24) pour commencer à comprendre ?

Mais en cette heure, chers Amis, qui pouvait discerner, à travers le spectacle monstrueux d’un homme crucifié, ensanglanté, le signe de la défaite du mal ? Tout au contraire, n’y avait-il pas matière à se révolter ? À s’estimer soi-même abandonné à la vue du Maître abandonné ?

Qui ne se révolterait pas ?

Cette réaction, qui consiste à perdre tout assurance devant la souffrance et le scandale du mal nous guette tous, un jour ou l’autre. Devant la souffrance engendrée par telle guerre, telle catastrophe, telle pandémie et au plus haut point, devant la souffrance des innocents, la tentation est grande de demander au Seigneur où est sa victoire ! De se demander où s’accomplissent les paroles de la vie éternelle.

« Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20) : où cette promesse s’accomplit-elle, lorsque je suis depuis des heures sous respirateur, dans l’angoisse de la nuit qui vient, sur mon brancard ? Où que commence ma dixième heure de travail en salle de soin, et qu’il n’y a pas toujours de blouse de rechange ?

N’accusons pas trop vite de trahison, ne jugeons pas à l’emporte-pièce ces défections et ces silences et plus simplement, cette façon d’avoir été témoin de la Passion sans sembler réagir. En dehors de l’hostilité réelle qui provoqua la condamnation de Jésus, dut subsister, dans le coeur de ses amis, une profonde incompréhension.

Ce qui se tramait, en vérité, ne sera perçu que dans la lumière de la Résurrection et le don de l’Esprit Saint ! Ce que faisait Jésus, en consentant à souffrir et mourir sous nos yeux, qui eut pu le saisir en cette Heure ? Qui pouvait comprendre que la prophétie d’Isaïe annonce le sacrifice du Serviteur Souffrant étant s’accomplissait en cette désolante défaite ?

La tactique de Dieu

D’autant plus que cette façon de vaincre «par le Sang de l’Agneau» ( cf. Ap 12, 21) savéra inédite. On avait jamais imaginé pouvoir remporter une victoire « de l’intérieur », en pénétrant chez l’ennemi lui-même. Dans une guerre classique, l’assaut est mené contre l’adversaire, frontalement. La tactique de Dieu fut absolument novatrice. Elle consista à se laisser capturer, à souffrir et mourir, donc emporté derrière les lignes ennemies. En cette obéissance jusqu’à la mort, le Fils de Dieu pu désarmer son auteur de façon irréversible.

Comprenons qu’il ne s’agissait pas d’un combat comme les autres, de la défense d’un homme ou d’une communauté, mais du salut de l’humanité entière. Une telle oeuvre justifie d’avoir une stratégie propre : cette sagesse divine devant laquelle l’homme reste interdit, surtout quand il la découvre progressivement… ce qui n’est précisément plus notre cas.

La grâce de savoir

C’est ici qu’il faut peut-être rendre justice à la foule, à sa coupable «légèreté», en consentant à reconnaitre que notre propre capacité à nous scandaliser devant le déferlement du mal montre que nous nous n’avons pas tout à fait écouté et appris leçon de sa Passion, où toutes les promesses de Jésus-Christ s’accomplissent pourtant. Avec les yeux de la foi, y reconnaissons-nous la sage et unique réponse de Dieu ?

Et pas une réponse théorique. Une parole d’amour incarnée par le don total d’une vie !

Disciples de la résurrection, nous avons l’immense grâce de pouvoir entendre le récit de la Passion, sans nous laisser surprendre par son inexplicable violence, le furent tous ces gens. Encore une fois, nous connaissons la suite du récit ! Nous pouvons même témoigner qu’elle représente une déclaration d’amour sans égale. Que non seulement Jésus descend au plus profond de la souffrance et de la mort pour les désarmer, mais qu’Il rejoint ainsi tout homme aux prises avec le mal ! Nous sommes infiniment moins excusables de perdre pied devant la folie des hommes que ceux qui furent les contemporains de la Passion ! Car toute passion dont nous sommes les témoins aujourd’hui se déroule nécessairement après le matin de Pâques et donc dans la lumière pascale, ce qui n’était pas leur cas.

Aujourd’hui, si le mystère de la victoire de l’Amour sur la Croix reste incompréhensible aux yeux du monde − et la déclaration d’amour que Dieu y prononce à peu près inaudible −, il reste que la meilleur façon d’en témoigner est d’essayer de les traduire en acte, comme l’ont fait des milliers de martyrs à l’école du Sauveur !

Illustration

Je pourrais m’arrêter là, car cela commence à être long (l’avantage des homélies en ligne, c’est que vous pouvez les mettre sur pause ou carrément arrêter). Mais je souhaiterais vous offrir, en guise de conclusion, une illustration de cette« la réponse de Dieu » au scandale du mal.

Il s’agit d’un extrait du film Shooting Dogs qui retrace la vie d’un village qui subit le massacre rwandais de 1994. Au milieu de ce village vit un prêtre, Father Christopher, qui a fondé une école technique. Il été rejoint par Joe, un jeune qui voulait faire de l’humanitaire et qui est un parfait enfant du siècle. Il ne croit pas en Dieu, mais en l’homme, etc. Il sert aux côté de Father Christopher, qu’il respecte profondément et avec lequel il a de belles discussions ; notamment celle-ci, alors que le pire est en train de survenir, le village devenant un centre pour réfugiés Tutsi : « Mon Père, comment pouvez-croire en l’Amour de Dieu et sa présence ? Où est votre Dieu devant l’enfer qui s’ouvre devant nos yeux ?»…

Or, les forces de l’ONU, estimant ne pouvoir contenir le massacre qui sera l’un des plus sanglants du 20° siècle, viennent rapatrier les Européens manu militari…Et voici le dialogue d’adieu entre Joe et ce Père Christopher, qui n’est pas un personnage de fiction mais un témoin de l’Évangile de la Passion du Christ. Cette scène me semble parfaitement traduire l’imprévisible réponse de Dieu à la folie des hommes…

lectio

Mt 21, 1-11

Is 50, 4-7

Ps 21

Ph 2, 6-11

Mt 26, 14 – 27, 66

traduction liturgique

«I am here»

Voici un prêtre catholique qui a fait de le choix de rester avec ses brebis jusqu’au bout et notamment pour essayer de sauver un maximum d’enfants, ce qu’il fera en le payant de sa vie. Le choix de rester, de descendre du côté de la souffrance, du Mal et de la Mort. En homme libre, il signera, comme son Maitre, sa prédication de son sang. Car il n’est pas un mercenaire, mais un bon pasteur. Il offre la réponse que Dieu nous en son Fils : Je suis là. Je ne suis pas ailleurs qu’auprès de ceux qui souffrent. Je viens souffrir et mourir avec eux, pour les ressusciter, pour le mener jusqu’à l’autre rive, vivants à jamais !

Jésus souffre, en celui peine à respirer…

Jésus peine en celui qui cherche à le sauver.

Il est présent dans la détresse, d’un côté et de l’autre.

Il est la force du malade et celle de l’infirmier.

Et si Jésus a choisi de vaincre le mal et la mort en les subissant librement, c’est d’abord pour désarmer le Diable en son retranchement le plus reculé, pour s’y introduire et le désarmer. Mais c’est également pour qu’aucun de ses enfants ne puisse s’estimer abandonné et que cette promesse « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » puisse s’accomplir pour chacun d’entre eux, fut-ce dans le silence et la solitude.

Telle est notre foi, et ce que nous voulons admirer dans la Passion du Christ.

À la différence de ces foules mal informées, ignorantes, et même de ces disciples qui n’avaient pas encore été illuminé par le Ressuscité et le don du Paraclet, nous avons l’immense grâce de pouvoir agiter nos rameaux (fut-ce en esprit!) en sachant ce que nous faisons et Qui nous acclamons de tout notre coeur ! De pouvoir célébrer la Passion en vérité : dans la lumière de la Résurrection !

Alors, rejoignons les cœurs purs, les justes persécutés, les saints, les bienheureux et les martyrs de tous les temps, unissons notre voix à leur choeur pour célébrer notre Sauveur et notre Roi, dont la Passion et le Crucifiement nous manifestent un Amour inégalé.

Un amour dont la vie chrétienne consiste à ne jamais se remettre,

en vivant en conséquence, endetté d’Amour,

rempli de gratitude,

en cette vie et pour l’éternité !

Amen.

Références