Lumen Christi

26 avril 2020 – III° Dimanche de Pâques

Dans un magnifique récit autobiographique, Les Neiges Bleues, Piotr Bednarski raconte, avec poésie et candeur, une enfance polonaise vécue au cœur du système répressif communiste. À huit ans, il est déporté avec sa mère au fin fond de la Sibérie dans les conditions plus effroyables qui soient − celles que la préparation d’un monde meilleur savent justifier.

L’évangile des disciples d’Emmaüs a rappelé à ma mémoire un extrait particulièrement touchant. À ce moment de l’histoire, les deux survivants ont déjà perdu leurs biens, un reliquat de propriété ne tenant plus que dans un bagage. Et voici que la Bible familiale, jusqu’ici miraculeusement soustraite aux fouilles, en vient elle-même à avoir disparu ! C’est le coup de grâce. Voici comment Piotr rapporte ce fait :

« Ma mère fut très affectée par la perte de sa bible. Tout au long des premières semaines de notre exil, elle avait répété à chaque occasion que sans sa bible, elle se sentait comme si on avait violé le secret de son âme. Elle m’embrassait plus souvent qu’à l’accoutumée, me serrait contre sa poitrine. Elle tremblait pour moi et, me regardant dans les yeux, elle murmurait : comment donc pourrai-je t’élever sans la Bible ? Ton père est Dieu sait où, la Bible a brûlé. Que vais-je faire ? Car un garçon qui ne lit pas les Saintes Écritures depuis son enfance devient un démon ».

Pour des ces survivants au milieu d’un régime athée, cette perte semble faire tomber le dernier rempart intérieur contre l’abêtissement : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma langue colle à mon palais ! (Ps 136)… Cette dépossession consomme l’expatriation. Sans Bible, se dit cette mère, nous courrons le risque de devenir de vrais moutons, doublement asservis à sa Majesté la peur (qui nous tient au fond de nos enclos) et aux faux bergers (dans l’attente de leurs prochaines directives). Oui, « Un garçon qui ne lit pas les Saintes Écritures depuis son enfance devient un démon » est l’aveu sincère d’une mère chrétienne qui sait combien la vérité rend libre et où celle-ci se trouve : dans la Parole de Dieu.

Or, saint Luc nous offre l’occasion de saisir, plus profondément ce que devrait représenter la parole de Dieu pour les chrétiens. Le récit du soir de Pâques est celui d’une transformation qui se réalise à deux niveaux.

Une bonne nouvelle : Dieu parle aux imbéciles

D’abord, nous apprenons que la Parole de Dieu rend intelligent ! Pour antiphraser Audiard, si Dieu parle aux imbéciles, c’est précisément en vue de les instruire1«Je ne parle pas aux cons, ça les instruit» Michel Audiard. Voilà donc une bonne nouvelle : la bêtise n’est pas incurable ! Il y a un remède à notre ignorance : l’enseignement de Jésus !

En effet, désenchantés, les disciples ressassaient les tristes événements survenus ces derniers jours, se racontant l’un à l’autre les mêmes faits, comme ces chaînes d’information en continu, qui sapent le moral : « Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jour-ci ». Comme si le seul rapport des faits pourrait permettre de saisir la réalité.

Jésus prend le temps de les écouter. La Parole de Dieu est toujours patiente. Elle commence souvent par se taire, laissant l’homme faire part de ses inquiétudes, poser ses questions, exposer ses théories. Puis le Fils de Dieu remet aimablement en place ces piètres disciples : « Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! »

Le Seigneur s’emploie alors à les rendre intelligents. Il les éclaire en leur communiquant la lumière de la foi qui confronte la Loi et les prophéties aux événements, leur découvrant que tout concourt, en vérité, à la manifestation du Verbe de Dieu, ses souffrances et sa justification. Au sens étymologique du terme, la Parole de Dieu procure l’in-telligence (intus legere), elle permet de lire à l’intérieur des événements !

Voilà le premier bienfait de la parole de Dieu : elle éclaire l’âme de celui qui cherche la vérité avec un cœur humble.

Ceci me permet d’ajouter une remarque. Dans nos vies respectives, nombre de rencontres et de transmissions sont déterminées : on ne choisit ni le siècle dans lequel on vient au monde, ni son pays, ni sa culture, ni sa famille et la plupart des professeurs s’imposent à nous ; on les écoute comme ils viennent. Même au moment où il nous semble enfin pouvoir choisir nos maîtres, une part essentielle de notre personnalité s’est déjà forgée ! Ce fait est inéluctable : c’est ainsi que certains reçoivent beaucoup et d’autre peu.

Le surgissement du Ressuscité vient bouleverser cette fatalité, comme Lui-même l’avait annoncé : «Ils seront tous enseignés par Dieu» (Jn 6, 45). Tout homme, du plus humble au plus docte pourrait avoir la liberté de se laisser enseigner, d’ouvrir la Parole de Dieu, de choisir d’avoir Jésus pour Maître ! Jusqu’au fond du dernier des goulags, dans le pire des dépouillement (cette parole pouvant habiter la mémoire du cœur, même en l’absence de bible)…et jusque dans le plus reculé des confinements la Parole de Dieu peut continuer à apporter sa lumière nécessaire – et même salutaire. En offrant une distance sanitaire mentale, elle permet de reconnaître la voix du Bon berger, de ne pas se laisser abuser par les usurpateurs. À tous, elle procure un vaccin efficace et gratuit contre l’abrutissement. Assurément représente donc un danger pour les régimes totalitaires, quels qu’ils soient.

Ne pas éclairer sans réchauffer

Pour autant, la connaissance de la Parole de Dieu et la connaissance à laquelle elle fait accéder ne sauraient suffire. La preuve : les démons sont intelligents et s’avèrent d’excellents biblistes ! En déclarant que la Bible peut empêcher un enfant de devenir un démon, la mère de Piotr sous-entend donc que celle-ci ne saurait se contenter d’éclairer la conscience à la manière d’une lumière froide, mais accomplit sa course en venant réchauffer le cœur, devienne charité ardente…

C’est la deuxième dimension qui apparaît bien dans le récit des pèlerins d’Emmaüs, lorsque les deux commensaux constatent à la fin de la soirée, après le départ du Maître : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? »

La deuxième « fonction » de la Parole de Dieu, inséparable de la précédente, est de nous réchauffer le cœur. Lui donner d’adorer le vrai Dieu et vraiment Le servir en épousant son dessein, à commencer par l’amour du prochain.

Comme le feu, la Parole de Dieu accueillie comme telle ne saurait éclairer sans réchauffer ! Au milieu de la nuit et du froid sibérien, la mère de Piotr semble chercher sa Bible au double titre de lampe et de chaufferette ! Il la lui faut, pour que son fils ne sombre ni dans l’aveuglement, ni dans le froideur ; pour qu’il ne devienne jamais un enfant du système ! Elle veut lui transmettre à son tour la clef de la liberté intérieure, au milieu des contraintes du temps.

Bientôt arrivés

Privés de la célébration de l’Eucharistie depuis des semaines, de la joie reconnaître et de confesser ensemble la présence réelle du Christ à la fraction du pain, il vous tarde assurément de retrouver la sainte table. Profitons encore des quelques pas qu’il reste à faire pour nous laisser enseigner par Jésus. Prions-Le de nous ouvrir les Écritures, de les parcourir avec nous !

Qu’Il illumine nos esprit sans intelligence ! Qu’Il nous instruise !

Que sa Parole embrase nos cœurs tièdes ou froids ! Qu’Il nous réchauffe !

Ceci afin de vivre notre prochaine messe comme l’aboutissement d’un beau pèlerinage et non la reprise d’une simple habitude.

Ajoutons enfin qu’en prenant la route avec Lui, nous pourrions découvrir que ce vif désir de communier n’est pas seulement le nôtre : qu’il est d’abord le Sien. Jésus fait semblant de s’éloigner pour réveiller notre désir, mais le cœur du Ressuscité, assurément, brûle de rester avec nous comme il Lui tardait de manger la Pâque avec les siens avant de souffrir (cf. Luc 22, 15).

Son Amour est intact. Son attente aussi fidèle que sa présence au tabernacle.

Osons le dire : plus que nous-mêmes, Jésus attend la fin du confinement pour nous donner son pardon et communier avec chacun de ses disciples. Amen.

lectio

Actes 2, 14-33

Psaume 15

1 Pierre 1, 17-21

Luc 24, 13-35