Chaque année, au IV° dimanche de Pâques, la liturgie nous offre un extrait du chapitre 10 de saint Jean où se déploie «l’allégorie du Bon Pasteur», une scène bucolique et suggestive, celle d’un berger venu rassembler son troupeau pour le mener du fragile bercail de la terre aux immensités du Ciel… Un tableau symbolique qu’il est possible d’aborder selon une multitude de perspectives, tant il est riche en nuances et dépasse la logique d’une simple représentation picturale.[br][br]
Néanmoins, il me semble trop souvent retranscrit à travers une dialectique pasteur/fidèles assez sommaire parce qu’incomplète. Une caricature qui pourra faire sourire ceux qui ne sont pas de cet enclos, leur donnant à bon droit de déduire que les chrétiens ne sont pas gênés d’être pris pour des gentils moutons…
Image complète
Pour éviter de choir dans une représentation si simpliste qu’elle pourrait en devenir erronée, il faut se souvenir qu’un des premiers principes d’interprétation de l’Écriture consiste à interpréter toute parole de Dieu à la lumière de toute la parole de Dieu. [br][br]
Aujourd’hui, nous nous contentons de lire les dix premiers versets d’une description qui en fait, en réalité, le double. Or, la suite de notre extrait révèle une clef de la plus haute importance puisqu’elle nous apprend que le pasteur qui guide son troupeau va se sacrifier pour lui ! « La vie en abondance » (Jn 10, 10) est en réalité sa propre vie librement donnée (Jn 10, 17). Toute la révélation chrétienne nous indique, par ailleurs, que le berger est lui-même un agneau, Agneau Immolé qui envoie, à sa suite, ses disciples « comme des brebis aux milieu des loups » (Mt 10, 16). L’offrande de cette vie chrétienne consiste en premier lieu à vivre dans la sainteté, comme saint Pierre nous l’a fait entendre à l’instant : « le Christ vous a laissé un modèle afin que vous suiviez ses traces (…) Il a porté nos péchés, dans son corps, sur le bois, afin que morts à nos péchés, nous vivions pour la justice. » ( 1 P 1, 21. 24).[br][br]
Si les brebis sont menées par un agneau qui se sacrifie et qu’elles sont elles-mêmes invités à se sacrifier, vous reconnaîtrez que les fondements évangéliques supposés de la représentation moutonnière dénoncée à l’instant s’effondrent. Le peuple de Dieu est un Corps unifié par le sacrifice de son Chef, serviteur des serviteurs, martyr exemplaire ![br]
Image complétée
C’est pourquoi j’aime bien la parabole – peut-être une inspirée de cette allégorie – librement énoncée par Clint Eastwood dans son biopic American Sniper. Ce film retrace le parcours de Chrys Kyle, tireur d’élite hors pair et véritable héros américain. Dans les premières minutes de l’œuvre, le réalisateur veut nous aider à cerner la personnalité, pour ne pas dire la vocation du protagniste qu’on voit, alors enfant, impliqué dans une bagarre sanglante à l’école. De retour à la maison, il écoute un sermon paternel quelque peu singulier. Assurément, l’inspiration se veut biblique puisque l’enseignement est donné en parallèle à celui d’un pasteur, avec un focus sur le Nouveau Testament que Chrys a subtilisé pendant l’office et qu’on le voit embarquer dans ses périlleuses missions au bout du monde…
Voici donc ce que dit ce père de famille à ses deux fils :
Il y a trois types de gens sur terre, les brebis, les loups et les chiens de berger. Certains préfèrent croire que le Mal n’existe pas. S’il menaçait son foyer, ils ne sauraient pas se défendre. Ce sont les Brebis. Il y a les prédateurs. Ils utilisent la violence pour dominer les faibles. Ce sont les loups. Enfin, il y a ceux doués pour l’attaque et désireux de protéger le troupeau. Ces hommes exceptionnels vivent pour affronter les loups. Ce sont les chiens de berger (…)
Arrêtons-nous un instant sur cette homélie patriote et domestique (qui n’a sans doute pas manquer de froisser la bienpensance outre-atlantique). L’humanité se divise donc en trois catégories :[br][br]
> les brebis parmi lesquelles on compte de innocents sans défense mais également des naïfs ou des fumistes: tous ont en commun de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir se défendre,
> les loups qui sont les violents qui abusent de l’exercice de la force,
> et les chiens de bergers, auxiliaires volontaires de l’Unique Bon Pasteur.
[br][br]Ce que me semble assez juste, dans cette présentation, c’est le fait d’avoir invité les chiens de bergers. Leur présence souligne une dimension intéressante. Je ne me permettrais pas de dire que ce symbole manquait, tant il est présent, par ailleurs dans la pensée de Dieu. Que font les apôtres sinon prolonger l’action de Dieu comme les chiens soutiennent la mission du berger ? Ces fidèles auxiliaires s’exposent avec leur Maître pour défendre le troupeau des dangers qui menacent le troupeau. Ils induisent donc cette dimension sacrificielle qu’une lecture tronquée de l’allégorie risque d’occulter. Sans ces relais, au sein du troupeau, le Bon Pasteur peinerait à conduire les brebis sur les près d’herbe fraîche et à traverser les ravins de la mort sans dommage (Ps 22) ! Dans la vie de l’Église, le « bon prêtre » et le « bon fidèle » ont cela en commun : vouloir déployer la sollicitude du Bon Berger ; à ce titre, leur rôle est bien comparable au noble service accompli par les chiens de berger !
[br][br]Certes, les vocations respectives du prêtre et du fidèle laïc sont essentiellement distinctes, celui-là ayant reçu une seconde consécration le configurant au Christ Bon Pasteur. On attend du prêtre qu’il se sacrifie à double titre ! Mais ce zèle qui consiste à veiller sur l’ensemble du troupeau, sur son intégrité et à défendre sa liberté de se rassembler, et d’aller et venir… voilà une passion que prêtres et laïcs peuvent partager au service de l’unique Seigneur.
Vocations
Vous remarquerez, à ce titre, que la plupart des vocations sacerdotales s’éveillent dans le cœur des garçons qui ont d’abord fait l’expérience du sacrifice, c’est-à-dire du don d’eux-mêmes. Ladite « pastorale des vocations » doit donc prendre en compte cette dimension et favoriser des expériences de « chiens de bergers » – si je puis dire – , en donnant l’occasion de servir la communion du troupeau, l’honneur et la joie d’être plus directement au service du Bon Berger. Car un chien de berger fait nécessairement sienne la prière du Maître à la veille de son sacrifice « Père, Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’a confiés ». Un bon chien s’éprend de son Maître et il aime sa Maison ; il épouse sa cause dont il reste à découvrir l’amplitude extraordinaire : « J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos ; celle-là aussi il faut que je les mène » (Jn 10, 16)…
Fidèles comme des chiens
Frères et Sœurs bien-aimés, je ne sais pas si l’exégèse non-contrôlée de Clint Eastwood vous aura aidés à méditer la parabole du bon pasteur ; et je vous accorde que si le fait d’être pris pour des moutons n’est pas très vendeur, celui d’être pris pour des chiens nous fasse gagner au change… mais personnellement, je trouve que la figure du chien fidèle – qui peut se muer en chien enragé, assimilable au loup, ce qui est également intéressant – est éloquente. Elle a d’ailleurs également inspiré Paul Verlaine, à qui je vais laisser la parole pour finir, avec ces lignes touchantes qui forment une jolie prière :
Soyez béni, Seigneur, qui m’avez fait chrétien
Dans ces temps de féroce ignorance et de haine ;
Mais donnez-moi la force et l’audace sereine
De vous être à toujours fidèle comme un chien,[br][br]
De vous être l’agneau destiné qui suit bien
Sa mère et ne sait faire au pâtre aucune peine,
Sentant qu’il doit sa vie encore, après sa laine,
Au maître, quand il veut utiliser ce bien,[br][br]
Le poisson, pour servir au Fils de monogramme,
L’ânon obscur qu’un jour en triomphe il monta,
Et, dans ma chair, les porcs qu’à l’abîme il jeta.
Car l’animal, meilleur que l’homme et que la femme,[br][br]
En ces temps de révolte et de duplicité,
Fait son humble devoir avec simplicité.
Amen.