La Source et l’Océan
25 X 2020 – 30° Dimanche dans l’Année
C’est un lieu commun d’affirmer que l’Occident ressemble désormais à un monde animé par des « idées chrétiennes devenues folles » (Chesterton). La liberté par exemple : voilà une notion profondément évangélique… et si belle ! La voici si souvent invoquée pour justifier les pires revendications libertaires !
Pour autant, toutes les idées chrétiennes se dénaturent-elles avec le temps ? En écoutant cet évangile, je pense justement à l’injonction à aimer son prochain. Ne pourrait-on pas estimer qu’il s’agit d’une idée chrétienne restée bien sage ? Qui serait passée, de façon heureuse, de l’Évangile au monde ? D’un enseignement du Christ qui aurait gagné la conscience commune ? Qui ferait du bien, quand bien même on aurait oublié son auteur ? Qui oserait remettre en cause le bien-fondé du respect, de l’amour et de la solidarité ? Personne, a priori. Cela semble gagné.
Sauf qu’à la lumière du dialogue que nous venons d’entendre à l’instant, surtout si nous écoutons attentivement la réponse de Jésus au docteur de la Loi, nous allons voir que ce n’est pas si simple ! Permettez-moi de remettre en cause l’idée commune selon laquelle l’amour du prochain promu par Notre Seigneur serait identifiable à ce consensus qui semble exister autour du devoir de fraternité.
Le plus grand commandement
Un pieu pharisien s’entend donc répondre que « le plus grand commandement » est immédiatement assorti d’un second «qui lui est semblable». Voilà qui double l’exigence, voire la triple… car le second commandement lui-même induit deux injonctions. En déclarant «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» le Seigneur suppose non seulement d’aimer son prochain, mais de s’aimer d’abord soi-même ! Cet amour de soi est un prérequis. La Tradition chrétienne, par la suite, sans cesser de parler avec Jésus de « double commandement » aimera développer l’idée de trois amours à ordonner et relier : l’amour de Dieu, l’amour de soi et l’amour du prochain qui forment ensemble, en quelque sorte, un unique et triple commandement.
Or, pour revenir à la question de départ, si on peut être tenté de déclarer qu’il existe une forme de consensus autour de l’amour du prochain, il s’avère impossible d’être aussi affirmatif concernant l’amour de Dieu ou l’amour de soi ! Il n’est pas communément admis qu’il faille aimer le Seigneur d’un part et dans la pratique, on constate que nombre de personnes ont du mal à se supporter et à s’aimer en vérité, a fortiori en contexte athée !
Le problème, c’est précisément que Jésus n’envisage pas de nous enjoindre à aimer notre prochain sans aimer Dieu et sans s’aimer soi-même. Le monde n’imagine pas devoir s’embarrasser pas de cette double condition ? Le résultat est devant nos yeux : une difficulté réelle à vivre la fraternité ! On s’interroge indéfiniment : «Pourquoi tant de violence et de barbarie alors que tout le monde semble rallié à l’idée consensuelle de respect des autres, de tolérance ? Pourquoi cette chronique quotidienne de la haine, depuis les insultes sur les réseaux sociaux jusqu’aux égorgements les plus sordides ?»… La Parole de Dieu nous offre aujourd’hui une partie de la réponse à ce sujet : parce que l’amour des autres poursuivi indépendamment du respect et de l’amour de Dieu est une utopie.
Un chrétien, c’est quelqu’un qui devrait avoir une conscience aïgue de l’inséparabilité des trois amours, de cette petite trinité morale faite de trois sentiments confiés à ma liberté pour leur croisssance mutuelle. Le chrétien devrait savoir que nul ne parvient à aimer les autres s’il ne se supporte lui-même et d’abord s’il n’aime son Créateur et Sauveur.
D’une trinité à l’Autre
Permettez-moi d’aller encore plus loin en reliant cette trinité affective à sa source : la Trinité divine.
On peut suivre le même raisonnement que dans le domaine sentimental en commençant par affirmer que parmi les trois Personnes divines, une seule est à peu près universellement connue et estimée, parce qu’Elle S’est incarnée : le Fils, Jésus-Christ. Autour de Jésus de Nazareth se forme un consensus : de façon assez large, Il est perçu comme une icône de l’Amour. Sa nature humaine le rend connaissable, au-moins «de loin». Nous affirmons des deux autres personnes ce que nous disions des deux autres commandements : nul ne connaît le Père et nul ne connaît le Paraclet, car tous deux sont esprit.
Or, de même que le commandement de l’amour du prochain ne saurait être mis en œuvre sans convoquer l’amour de Dieu et supposer l’amour de soi, ne peut-on pas dire que le mystère de Jésus-Christ ne saurait être appréhendé en vérité sans accueillir le mystère du Père et celui de l’Esprit ?
Il y a une vraie correspondance, me semble-t-il, entre une approche horizontale du mystère de Dieu (à travers le Verbe Incarné connu dans seule nature humaine) et cette vision tronquée de l’amour universel.
Il y a également une correspondance entre l’ignorance du Père et la difficulté à s’aimer soi-même…Comment voulez-vous que les hommes se supportent eux-mêmes, s’estiment eux-mêmes et s’aiment en vérité… tant qu’ils ne se sont pas reçus, tant qu’il n’ont pas reçu leur vie comme un don et le fruit d’un amour éternel ? Tant qu’ils n’ont pas saisi qu’ils étaient des créatures issues d’un Père et maintenues dans l’existence par ce Créateur ? L’orgueil, qui conduit à s’aimer trop ou pas assez, consiste à se prendre pour sa propre origine.
Il me semble qu’on peut affirme que la dilution moderne de la révélation de l’Amour du Père n’est pas étranger aux désamours communautaire, ecclésial, national. En France, on ne s’est peut-être jamais autant détestés et autoflagellés qu’après avoir « tué le Père » en 1968. Un homme ou une communauté ne se supporte et ne s’estime elle-même qu’à la condition d’accueillir le regard d’amour de son Créateur.
Il y a enfin une correspondance entre l’ignorance de l’Esprit Saint et l’impiété à l’égard de Dieu… Car c’est bien l’Esprit Saint, Qui est à l’origine de l’adoration de Dieu, source de l’amour du prochain ! C’est grâce à Lui, enseigne l’Apôtre, que nous disons « Abba, Père » (Ga 4, 6), c’est grâce à Lui que nous disons « Jésus-Christ est Seigneur » (1 Co 12, 3) ! Et Lui-même doit recevoir «même adoration et même gloire» ! En bref, sans la révélation et la communication de l’Esprit, la prière et l’adoration véritable disparaissent et avec elle l’amour vrai du prochain qui s’y alimente !
Ces trois commandements sont profondément reliés à l’image des trois Personnes divines. Rien d’étonnant, puisque le triple amour auquel Jésus nous enjoint procède lui-même de l’amour éternel de la Sainte Trinité et y demeure ordonné. La communion d’amour des trois Personnes est la source d’où jaillit tout amour vrai et l’océan auquel tout amour vrai conduit.
Soixante quinze centilitres ou l’infini
Pour traduire ce que j’essaie d’exprimer, je vous propose un image. Je dirais que l’homme contemporain ressemble à un petit enfant des villes qui a docilement intégré qu’il fallait bien boire pour bien vivre et qui a de l’estime pour la bouteille plastique pleine d’eau qui garnit sa table. Le problème est qu’il n’a jamais vu de source parce qu’il n’est jamais allé à la montagne et qu’il n’a pas idée de la destination finale, n’ayant jamais été à la mer où tout s’accomplit. Autrement dit, le petit d’homme des temps modernes ignore la source autant que l’océan, l’origine autant que la finalité.
En citoyen docile, il peut réciter la leçon, il sait qu’il faut boire. De même qu’il répétera sans hésiter que « c’est bien d’aimer les autres » et que « Jésus de Nazareth fut un grand homme ». Mais il ignore l’amour dont il est lui-même aimé et ne saurait par conséquent s’aimer lui-même. Il ignore tout autant vers à quel amour infini se vie demeure ordonnée à force d’adoration et de louange. Il ignore la source. Il ignore l’océan.
La vérité, c’est que la prédication de l’amour du prochain décorrelée de l’amour de Dieu et de soi ne tient pas. La triste actualité nous le confirme tous les jours ! Les paroles incantatoires au sujet du respect, de la laïcité, des valeurs de la République resteront lettre morte si nous nous n’osons pas aller chercher et marcher plus loin ! Si nous nous interdisons de nommer la source de ces principes et ce à quoi ils demeurent ordonnées, pour l’éternité. L’amour du prochain est une idée chrétienne qui devient folle si l’on retranche les deux tiers de l’enseignement du Seigneur à ce sujet…
Kyrie eleison
Seigneur Jésus, aujourd’hui, notre pays, cette France que vous avez tant bénie souffre… Elle va mal parce qu’elle s’essaye à aimer par ces propres forces et elle n’y parvient pas. Elle voudrait, en outre, panser ses plaies sans se laisser soigner par le Bon Samaritain, sans vous laisser agir !
Pour éviter le pire, Seigneur, pour espérer le meilleur, osons affirmer qu’elle ne pourra se réconcilier avec elle même et réunir ses enfants qu’à la condition de se réconcilier avec vous. Et avec le Père dont vous nous avez révélé le vrai visage. Avec l’Esprit qui est l’Amour qui conduit à vous, au Père et à l’Esprit, à vous Trinité unique et trois fois sainte !
Seigneur Jésus, venez faire battre votre cœur en chacun d’entre nous ! En chaque Français. Disposez-nous à accueillir en plénitude l’amour trinitaire afin de pouvoir enfin vivre le grand commandement de l’Amour ! Et donnez à tous ceux qui se réclament de vous, de ne pas garder plus longtemps pour eux seuls, le trésor de la révélation que vous leur avez confié. Amen.