Le 10 mars 1998, à Paris, une religieuse de 81 ans, la fondatrice d’une congrégation en plein essor, s’éteint¹. Enfin, « s’éteint »… celles qui l’entourent depuis plus d’un an sont en droit de penser qu’elle « s’allume » plutôt, au Ciel, qu’elle rejoint Celui qu’elle a servi de tout son cœur, jusque dans le terrible combat final d’une paralysie totale. Je voudrais vous rapporter les paroles singulièrement belles, dans leur simplicité et leur profondeur qui furent parmi les dernières prononcées et répétées dans l’état de dépendance totale qui fut le sien pendant des mois. Précisons qu’après une fulgurante conversion à l’âge de 18 ans, Anne-Eugénie s’était engagée avec une énergie incroyable dans la fondation d’un ordre dédié à l’éducation : celle qui connaissait cette douloureuse immobilisation comptait un demi-siècle de course apostolique à son compteur. Lorsqu’elle compris le caractère irréversible de son état, elle chuchota ces mots si justes, devenus célèbres : « La vieillesse, un état où il ne reste plus que l’amour. Je n’ai plus qu’à être bonne ! ».

Un diptyque

La scène mérite d’être mis en vis-à-vis de celle rapportée aujourd’hui par l’Évangile. En nous révélant des détails de la plus haute importance, l’évangéliste enquêteur saint Luc nous permet de comprendre une ultime leçon donnée par Jésus avant d’expirer. Le Seigneur nous révèle cette précieuse vérité selon laquelle celui qui ne peut plus rien, quelle qu’en soit la raison : l’âge, la santé, un accident, une condamnation… qu’on soit innocent, coupable ou un peu des deux, il reste que si nous sommes un tant soit peu conscient, la possibilité d’accomplir une action plus puissante dont aucune limitation, réduction, torture ou paralysie ne devraient pouvoir nous détourner. Il reste la puissance d’AIMER. Il se pourrait même que ce soit le seul et unique acte libre encore envisageable. Envisageable et rendu possible par la foi qui consiste dans les heures les plus pénibles de notre existence, à reconnaître la proximité bienfaisante de Jésus à nos côtés. De Jésus en agonie, plus malmené que nous. Plus innocent aussi. Et discerner, en ce Crucifié, le Fils de Dieu, notre Sauveur, le Tout-Puissant dont nous pouvons alors appeler le règne de grâce en nous. « Je n’ai plus qu’à être bonne » dit Sainte Marie-Eugénie Milleret signifie : je peux encore Lui permettre de régner, je puis faire quelque chose pour que son règne arrive ! Avant elle, le Bon Larron ne s’est pas laissé aveuglé par sa douleur. Il a préféré se laisser blesser davantage par la pureté de Celui aux côté duquel il a l’insigne honneur de mourir. En diptyque, les deux scènes nous livrent la même vérité : tant que nous sommes en vie, il est toujours possible de choisir de croire, d’espérer et d’aimer. C’est le chant des martyrs dans l’arène ! En cela réside la liberté des enfants de Dieu ! Celle de rejoindre dans l’instant un lieu que nommons avec Jésus, le « Royaume » et dont Il demeure Lui-même le souverain.

Opium du peuple ?

Cette injonction évangélique, fréquemment incomprise – y compris chez les auditeurs réguliers de l’Évangile – ne manquera pas de passer pour un pathétique dolorisme, une forme de consolation suspecte, un opium, à l’image de la religion dans son ensemble ! Les objections les plus faciles méritent d’être entendues et résolues. Ici, je ne vois pas en quoi les paroles courageuses de Saint Dysmas (ainsi que la Tradition nomme le Bon Larron) ou Sainte Marie-Eugénie auraient le moindre effet anesthésiant et surtout pourquoi elle le seraient plus que l’ivresse que se procure le désespéré en sa révolte. Plus profondément, l’élan éclairé et généreux du cœur du disciple fidèle ou de la dernière heure, qui porte une personne à rejoindre Jésus par la foi le transfère en son Royaume, nous arrache au pouvoir des ténèbres pour nous placer dans le Royaume de son Fils bien-aimé où se trouve la rédemption, comme Saint Paul nous l’a fait entendre à l’instant… Or, le Roi qui gouverne ce royaume est la tête d’un corps qui est l’Église. Celui qui s’agrège à ce corps est immédiatement associé à son œuvre. Celui qui accède à la Rédemption y participe immédiatement selon une mystère loi d’incorporation… L’héritage des saints n’est pas celui de rentiers passifs, mais d’intercesseurs actifs ! Quand on a que l’amour Le Royaume rejoint par les disciples fidèles et les convertis de la dernière expiration n’est pas une citadelle éternelle et hermétique qu’on franchirait pour tourner le dos aux détresses encore enlisées dans l’épaisseur du temps et ce magma humain encore mortel. Ils rejoignons le Roi des rois pour hâter avec Lui l’avènement du Règne – le plus bel avenir à espérer pour le monde. Ils interagissent avec Lui pour le salut de tous les hommes.

Quand on a que l’amour
A offrir en prière
Pour les maux de la terre
En simple troubadour
Quand on a que l’amour
A offrir à ceux là
Dont l’unique combat
Est de chercher le jour

Loin des soulagements artificiels et des opiums de la postmodernité, le choix héroïque d’aimer, qui consiste précisément à donner quand on a plus rien est peut-être l’acte le plus utile que l’on puisse poser dans toute une vie. Si la promesse de Jésus à Saint Dysmas nous interdit de douter du fait que l’heure la plus réussie de la vie de cette homme fut la dernière… qui sait aussi si les heures les plus fécondes de cette la sainte entrepreneuse et intrépide fondatrice de l’Assomption ne furent pas les dernières, les plus inutiles au regard du siècle ?

Et quand bien nous n’aurions pas que l’amour…
il faudrait encore l’amour !

La contemplation de la liberté d’aimer et de la puissance de l’amour au cœur de vies dévastées devrait nous inviter à choisir d’autant plus d’en vivre ! Est-il besoin de préciser qu’il n’est pas nécessaire de connaître de grande détresse, ou simplement la dégradation de l’âge, pour convenir d’aimer ? Mieux, qu’on y parvient mieux en s’y étant entraîner dans le cours ordinaire – voire tranquille – de la vie ? Si l’amour de Jésus éclate au plus haut point sur la Croix, il transparaît dans la grâce de son enfance et de son adolescence, dans la splendeur de son âge d’homme, dans le labeur silencieux de la charpenterie et les paroles et les gestes sublimes qui émailleront son court ministère. L’amour représentera toujours, pour un chrétien, l’action la plus puissante en ce monde et la participation la plus certaine à son Règne : Le constat de notre impuissance à défendre la justice et la vérité doit être corrigé par cet acte de foi et d’amour qu’un seul regard, qu’une seule parole à Jésus Crucifié mais Tout-Puissant participe à la purification de l’univers en son Précieux Sang Tu n’arrives à rien, te semble-t-il ? Mais tu puis encore aimer, aimer, aimer ! Rejoindre le seul Roi, en cet acte d’amour Lui faire allégeance, te reposer en Lui autant que participer activement à son œuvre, au cœur de l’Église. À cette entreprise que le monde ignore encore, qui consiste à attirer doucement mais sûrement chaque homme en son Cœur et de l’y garder pour le conduire jusqu’aux rives de la vie éternelle. Amen.

La fondatrice de la congrégation de l’Assomption est d’origine lorraine. Sa vocation religieuse naît lorsqu’elle entend le père Lacordaire prêchant le carême à Notre-Dame de Paris en 1836. Elle est sensible au courant des « catholiques sociaux » (Lammenais, Montalembert, Ozanam et bien d’autres) en faveur d’une société renouvelée, plus juste.
L’année suivante, c’est la rencontre providentielle avec l’abbé Combalot qui rêve de fonder une congrégation dédiée à Notre-Dame de l’Assomption vouée à l’éducation de la jeunesse féminine des classes aisées. Il la presse d’en réaliser le projet. Mère Marie-Eugénie est soutenue par une profonde amitié avec le père Emmanuel d’Alzon, qui fondera les pères de l’Assomption en 1845.
Elle fonde la communauté rue Férou en 1839.
Puis au printemps 1842, dans l’impasse des Vignes, en plein quartier Latin, est ouvert le premier pensionnat, vite transporté en 1844 dans une propriété plus vaste à Chaillot.
A sa mort, à la maison mère d’Auteuil, en 1898, la congrégation de l’Assomption a déjà une dimension internationale.
Elle a été béatifiée par Paul VI en 1975.